Paul Vergès : « Je suis fasciné par l’avenir que je ne verrai pas »

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Crédit photo : Extrait de la couverture du livre Vergès et Vergès – De l’autre côté du miroir de Thierry Jean-Pierre (JC Lattès, 2000)

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Dixième et dernier épisode : Paul Vergès demain.

Avez-vous fait passer ces messages au Gouvernement ?
J’en ai parlé à un ministre dont je tairai le nom : « Aux Antilles, vous êtes cernés par les populations anglo-saxonnes, espagnoles et portugaises. Il n’y qu’Haïti qui est francophone ! Regardez les études de l’INED qui disent que la Martinique et la Guadeloupe seront dans dix ans les départements où il y aura le plus de personnes âgées. Vous avez mis en cause la survie de ces populations. » Sur le cas précis de Madagascar et de la Réunion, séparés de 800 kilomètres, comme entre Paris et Marseille, je lui ai fait passer ce message : « Vous lisez bien la presse internationale ? Vous avez vu la conférence de Washington avec les pays d’Afrique ? Qui était en photo partout à côté du président américain et de sa femme ? Le président de la république de Madagascar ! », lui rappelant cette déclaration de Barack Obama : « Les États-Unis vont aider au développement de l’Afrique et de Madagascar. » Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? Les Chinois sont déjà là ! Mais qu’allons-nous pouvoir faire avec un million de Réunionnais ? J’ai continué à l’interpeller : « Ton métier, c’est des chiffres. Eh bien, en France, tu as 65 millions de Français. Imagine qu’au large de Marseille, tu aurais un pays 50 fois plus peuplé, ce serait un État de 3,2 milliards d’habitants. Vous êtes fous à Paris et vous ne voyez rien ! » Madagascar est en plus en train de faire de l’anglais, la deuxième langue obligatoire à l’école derrière le français. La Réunion n’est qu’un laboratoire qui illustre tous les problèmes d’un monde…

« L’avenir, c’est le changement climatique, c’est la progression démographique… »

Que faut-il vous souhaiter pour demain ?
Je suis fasciné par l’avenir que je ne verrai pas. L’avenir, c’est le changement climatique, c’est la progression démographique, et c’est pourquoi j’ai créé au Sénat, à l’unanimité, l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique en France métropolitaine et dans les départements et territoires d’Outre-mer.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

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Paul Vergès : « Les dirigeants français sont des analphabètes en histoire ! »

 

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Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Neuvième épisode : l’avenir de la Réunion.

Quel Vergès va prendre le relais ? Quel « testament politique » aimeriez-vous laisser ?Je suis le seul Vergès qui existe à La Réunion et je suis terriblement inquiet pour le devenir de notre famille. Comment notre grand pays, la France, n’a pas vu la richesse de l’expérience de ses territoires et a appliqué mécaniquement la centralisation et l’assimilation alors qu’il y a cette résistance ? La crise actuelle de notre île, infiniment plus grave que celle des Antilles, vient de cette méconnaissance des politiques nationales des partis de gauche et de droite. La première erreur a été celle de mon père, d’Aimé Césaire et des autres, a été le militantisme en faveur du statut de DOM pour La Réunion en 1946 un an avant la décolonisation. Pourquoi ont-ils décidé l’inverse des colonies anglaises, espagnoles et portugaises d’abolir le régime colonial au profit de l’intégration ?

« Il y aura, en 2050, 55 millions de Malgaches sur une île plus grande que la France et le Benelux ! »

Vous avez toujours, au contraire, plaidé pour l’autonomie de La Réunion. Quelles en ont été les conséquences selon vous ?
Les dirigeants français sont des analphabètes en histoire. Ils nous disent comment diriger notre pays. On a eu des gouverneurs, un statut colonial, mais au 1er janvier 1947, on décide que les fonctionnaires de l’État aient le même régime que sous l’ère coloniale, c’est-à-dire une sur-rémunération à 227 %, soit le double d’un fonctionnaire en France. Les autres avantages : un aller-retour gratuit pour la métropole chaque année, trois ans de présence sur place équivalent à quatre ans de retraite et une retraite de 35 % sur-rémunérée. C’est une forme d’apartheid : seuls les fonctionnaires d’État auront cet avantage ! 46 % de la population est officiellement sous le seuil de pauvreté aujourd’hui. C’est comme si vous aviez 30 millions de pauvres en France. Quant à la transition démographique, l’ONU indique qu’il y aura en 2050, 55 millions de Malgaches sur une île plus grande que la France et le Benelux. C’est la puissance émergente de demain !

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Mon fils Laurent s’est beaucoup mêlé des luttes anti-impérialistes »

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Crédit photo : Sénat

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Huitième épisode : ses fils Laurent et Pierre.

Vos fils sont davantage politisés. Laurent a été député quelques mois avant de disparaître dans un accident de voiture en 1988…
Laurent a été très militant. Né en France, il s’est beaucoup mêlé des luttes anti-impérialistes. Je lui avais d’ailleurs dit : « Tu fais des choses dangereuses ! » Il est allé voir Claude au Panama en traversant les pays d’Amérique centrale et en prenant contact avec des révolutionnaires au Nicaragua, ce à quoi je m’énervais : « Mais tu es fou, tu as apporté là-bas du matériel de guerre ! Si tu avais été arrêté, tu aurais été torturé. » Puis, il est rentré à La Réunion, a cherché, et est allé dans le maquis de l’Érythrée au moment de l’insurrection contre l’Éthiopie, tout en passant par le Yémen où les révolutionnaires de ces pays l’ont contacté. À la fin, il a été candidat à Saint-André. On en a discuté : « Nous sommes une petite société, c’est normal que les enfants adhèrent aux idées des parents, mais comme il y a des points locaux avec des petits élus, je ne veux pas te voir dans une commune où on a déjà le pouvoir. Choisis l’endroit le plus difficile. » Il a été candidat dans une circonscription de Saint-André mais a été battu par le chef de la droite locale, puis il a été élu député ailleurs.
À l’époque, j’étais député, et celui contre qu’il avait perdu a essayé de faire établir à La Réunion la parité sociale, c’est-à-dire avoir les mêmes avantages sociaux. Le Premier ministre Jacques Chirac s’en est emparé, et avec mon ami et collègue Élie Hoarau, nous avons démissionné en disant : « Nous ne pouvons pas siéger dans une Assemblée qui va officialiser le caractère inférieur des Réunionnais en tant que citoyens français. »
Cette décision a ensuite été à l’origine de la position de François Mitterrand, au second tour de la présidentielle de 1988, qui a dit : « J’appuie votre revendication d’égalité. » Il était temps ! Les fonctionnaires étaient payés en surfacturation mais pour l’égalité sociale, on a attendu cinquante ans…

Pierre, lui, ne s’est pas représenté, en mars 2015, au conseil départemental de La Réunion.
Il est devenu fonctionnaire territorial, s’est fait élire au Port et était au conseil général, mais il a démissionné car il était en conflit avec le maire du Port. En tant qu’administrateur territorial, soit vous travaillez à un poste à responsabilités, soit vous continuez à percevoir votre traitement de fonctionnaire sur-rémunéré en attendant un poste. Là, il y a eu un conflit avec le maire et il a dû quitter son poste. Considérant que la décision a été injuste, il espère bien continuer dans cette situation.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Ma femme était exemplaire ! Elle a été militante jusqu’au bout »

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Crédit photo : Sénat

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Septième épisode : sa femme Laurence et ses filles Claude et Françoise.

Et en 1959 vous créez le Parti communiste réunionnais.
C’est en effet sur la remise en cause de la politique d’assimilation et d’intégration défendue par Aimé Césaire et moi-même qu’on a créé le Parti communiste martiniquais, le Parti communiste guadeloupéen, et le Parti communiste réunionnais et qu’on a proclamé la revendication de l’autonomie. D’autre part, il fallait mener l’action idéologique, comme mon père l’avait fait avec le rassemblement qu’il avait créé : le Comité républicain d’action démocratique et sociale (CRADS). On avait déjà notre nom : Parti réunionnais de la liberté (PRL), mais nous nous sommes heurtés à l’hostilité du PCF qui nous a envoyé son responsable de l’Afrique du Nord et de l’Outre-Mer pour nous dire qu’ils étaient d’accord pour un Parti communiste réunionnais, mais contre un grand front comme le CRADS, puisqu’ils ne pouvaient pas approuver la disparition de la section réunionnaise. J’ai finalement cédé car cela aurait été une catastrophe si le PCF se désolidarisait. Sur le plan de l’autonomie, j’ai eu de très longues discussions très intéressantes avec Aimé Césaire. Avec les événements de Hongrie de 1956, il a rompu avec le PCF en écrivant une lettre à Maurice Thorez : « Les dirigeants communistes doivent être au service de la libération de leur peuple, et non leur peuple au service des partis communistes. » Je comprenais sa position, mais je lui ai demandé de ne pas rompre avec l’idée d’autonomie. Quand il a publié son Discours sur le colonialisme, il me l’a dédicacé en signant : « À Paul, qui m’a appris les mécanismes de la décolonisation. » De la part de Césaire, c’était quand même flatteur ! Voilà pour la petite autosatisfaction.

Vous parliez de votre femme Laurence toute à l’heure. Quel rôle a-t-elle joué à vos côtés ?
Elle a été militante jusqu’au bout. Elle était exemplaire ! C’était une Française d’origine métropolitaine qui est venue à La Réunion et qui s’y est intégrée. Une de nos militantes métropolitaine vient de sortir un livre dans lequel elle raconte qu’elle aussi a fait tout son activisme à La Réunion et que ses enfants y ont également grandi. Cette auteure m’a dit un jour : « Si tu n’étais pas venue avec Laurence, je ne sais pas si je me serais aussi bien intégrée dans la bonne société réunionnaise. » Elle a été d’une aide considérable de par ses responsabilités avec Laurent Casanova en permettant à La Réunion de sortir de son isolement intellectuel et du monopole des relations avec la France. Elle a créé un comité de la culture dans notre journal Témoignages et y a fait venir un nombre d’intellectuels considérable, d’envergure mondiale.

À son enterrement en 2012, mon frère Jacques était surpris : « C’est fou tout ce monde ! »

Lesquels par exemple ?
L’écrivain brésilien Jorge Amado est venu, car avec sa femme, il était intéressé par la situation politique et les expériences de notre île ; le Suisse Jean Ziegler sur les problèmes de la décolonisation ; le paléontologue Yves Coppens… Les Réunionnais ont pu couper un peu le cordon ombilical avec Paris. À son enterrement en 2012, mon frère Jacques était surpris : « C’est fou tout ce monde ! » Elle a vraiment été intégrée comme un élément militant et dirigeant.

Parlez-moi de vos deux filles.
Mon aînée, Claude, est médecin au Panama, mariée à un docteur panaméen qui est un créole. Ils ont une fille : Sandra, elle-même issue d’un métissage Réunion-Panama, est l’épouse d’un architecte panaméen, dont le père vient de Saint-Domingue et la mère d’Argentine. Si c’est si spontané que ça, c’est que là-bas c’est un phénomène naturel qui ne pose aucun problème ! La deuxième, Françoise est politologue. Elle est spécialiste de l’esclavage. Elle a été invitée à l’ONU pour une conférence sur l’abolition, comme elle s’est rendue en Inde ou au Caire pour en parler. Elle avait le projet de créer une Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, une sorte de centre culturel pour faire connaître tous les apports culturels des différentes origines des ancêtres réunionnais qu’ils soient venus de France, de Madagascar, de Chine, de l’Inde, du Vietnam… et montrer que l’unité du peuplement rassemble et enrichit toute cette diversité. Avec la droite au pouvoir, le projet a été supprimé, alors qu’il avait été parrainé par de nombreux intellectuels comme Amado et Césaire.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Debré est venu, il a bourré toutes les urnes, car sinon il aurait été écrasé »

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Crédit photo : Patrice Normand – www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Sixième épisode : la politique au côté de son père Raymond.

Vous-même, vous avez échappé à quelques tentatives d’assassinat…
La première fois était lors de l’élection de François Mitterrand à l’Élysée. Son fils Jean-Christophe est venu faire campagne dans le sud de l’île près de la Grande Ravine et on m’a tiré dessus. C’était très net que celui qui a ouvert le feu me visait. Nos regards se sont croisés. Sa balle a tapé le pare-brise mais pas moi. Quand on s’est arrêté dans le virage suivant, j’ai dit à mes camarades : « On le poursuit ! », mais « Papamadit » m’a dit : « Surtout pas ! Tu sais qu’avec les histoires d’attentats, mon père en a subi et je ne veux pas qu’il y ait la même chose… » Plus tard, il y a quelqu’un qui m’a dit : « Si c’est Jean-Christophe qui avait été tué, son père aurait été élu tout de suite. » Quel raisonnement ! C’est arrivé une deuxième fois où un bâton de dynamite a explosé dans le pot d’échappement. L’intention était criminelle, mais son auteur n’était pas un spécialiste. Cela fait peur, mais c’est tout. Voilà comment se sont passées ces choses-là.

Vous êtes élu conseiller général en 1955, puis député en 1956.
Je rentre à La Réunion un an avant, en 1954. Il y a alors une crise du Parti communiste réunionnais. Le PCF envoie ses responsables sur place qui échouent à redresser la situation. L’un d’eux leur dit : « Pourquoi gardez-vous Paul à la section coloniale ? Envoyez-le à La Réunion ! » J’étais marié et ma femme était la secrétaire particulière de Laurent Casanova, le responsable des intellectuels au PCF. Elle les a tous connus à l’époque, et pas seulement Louis Aragon et Elsa Triolet. Laurent Casanova comme mon épouse, qui devait me suivre, résistent : « Ne le laissez pas partir ! Vous allez l’enfermer sur cette petite île alors que manifestement, il peut avoir un rôle national, car il est cadre. » Finalement, je rentre à La Réunion avec Laurence et nos deux filles. Les usines sucrières sont alors concentrées par de grands propriétaires terriens. Or ils avaient décidé à Saint-André, où il y en avait quatre, de fermer l’une d’entre elles.

« J’ai été propulsé comme le vainqueur des sucriers ! »

Votre père vous cède alors son siège ?
Pas du tout ! Il était maire de Saint-André et son secrétaire général, qui avait été dans ma classe au lycée, m’appelle un jour en me disant : « Les banques disent que c’est terminé. Il faut déposer le bilan et rembourser. C’est foutu ! Peux-tu nous aider ? » Sauf que cela me pose un problème personnel important : le propriétaire de cette usine était, en 1936, candidat aux élections législatives et avait mené une campagne de diffamation contre mon père avec cette phrase : « Raymond Vergès n’est pas un ancien combattant, il était planqué en Indochine pendant toute la guerre, y a assassiné sa femme et l’a envoyée par colis en Chine ! » Le soir, un autre sucrier, gendre de sénateur et ancien camarade de classe de mon père, l’appelle et lui dit : « Tu sais très bien ce qui nous sépare politiquement, mais ce qu’il a écrit à l’époque est indigne. Je sais que tu as fait la guerre, tu es décoré et tu ne peux pas laisser faire. Porte plainte. » Mon père ne voulait pas et j’ai donc décidé de porter plainte et de le citer comme témoin. Le propriétaire de l’usine est condamné à une très lourde amende et mon père ne sachant quoi faire de l’argent récupéré, le place au Trésor et demande à créer des bourses à tous ceux qui ont réussi le certificat d’études. L’histoire se termine au tribunal de commerce. 92 % des 17 000 planteurs, suivis par les banques, votent pour un concordat, à tel point que l’éclat dans l’île a été extraordinaire et que j’ai été propulsé comme le vainqueur des sucriers. Arrivent les élections et tous les camarades disent que je dois être candidat. Je leur rétorque : « Il n’y a qu’un seul député, c’est mon père Raymond Vergès ! » Je dis à mon pater qui m’a toujours impressionné par toute sa vie qu’il doit se représenter. Il me répond : « Écoute, je suis ingénieur agronome, je suis ingénieur des chemins de fer, je suis médecin, et je dois te dire que s’il y a un nouveau mandat, je ne le terminerai pas. Je le sais. Je remercierai tous les camarades qui me demandent de continuer, mais je m’arrête. »

Il savait qu’il était malade ?
Oui, et un an après, en 1957, il est mort. Cette élection à la proportionnelle a été un triomphe à La Réunion si bien qu’on a eu deux députés sur trois et que sur toute l’île, on a gagné 52 % des voix. C’est là qu’est partie la renaissance du Parti communiste à La Réunion, mais c’est là aussi qu’ont commencé nos malheurs. Suite à cette victoire, ça a commencé par le limogeage du préfet alors qu’il n’y était pour rien. Puis son successeur a fait dissoudre toutes nos mairies.

Ou comme l’ex-Premier ministre Michel Debré qui, après avoir perdu en 1962 en Indre-et-Loire, se parachute à La Réunion en 1963…
C’est parti d’un sénateur réunionnais qui dit à Michel Debré qu’il y a une place à La Réunion aux élections et que s’il vient, il sauvera l’île d’une révolution cubaine. J’ai toujours en tête un article du Nouvel Obs dans lequel Debré dit : « Je viens à la Réunion pour lutter contre le communisme… » Il est venu, il a bourré toutes les urnes, car sinon il aurait été écrasé. C’est à la même période que les ordonnances ont expulsé des fonctionnaires, dont l’attitude était de nature à troubler l’ordre public.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Jacques était à Vincennes car il avait été blessé par un éclat d’obus »

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Crédit photo : Patrice Normand – www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Cinquième épisode : les retrouvailles avec son frère Jacques.

Quand avez-vous fini par vous retrouver avec votre frère Jacques ?
Quand je suis rentré à Paris, j’ai fait des recherches, et j’ai appris qu’il était à Vincennes car il avait été blessé par un éclat d’obus. Mon frère était sergent artilleur et faisait partie du débarquement en Provence du 25 août 1944, puis a été détaché en cours de route pour traiter la poche de Royan. Il était révolté : « Il aurait suffi d’attendre ! Les Allemands se seraient rendus ! Tout ça pour un général qui voulait son fait de gloire. »
On se revoit donc à Vincennes, on fraternise, on se dit : « On est vivants ! », et on envoie un télégramme à notre père pour le prévenir. On ne s’en était pas rendu compte quand on était parti – le pater était très pudique – mais aujourd’hui, mon dernier souvenir avant notre départ, c’est sa grande silhouette sur le quai qui nous dit : « Bonne chance ! » Il réagissait comme un père qui voyait partir ses deux fils qui avaient des fortes chances d’être tués. Du coup, notre message l’a tranquillisé.

« Encore une fois, c’est mon père qui m’a aidé avec tout ce qu’il m’avait raconté ! »


Au lendemain de l’armistice, votre père est élu député. Avez-vous participé à sa campagne ?
Il se dit qu’il y a une étape de décolonisation à réaliser pour unir le maximum de Réunionnais et constituer alors une grande union de progressistes de l’élite intellectuelle de l’île. Rassembler tout le monde, ce n’était pas pour avoir des postes, mais simplement pour dire que le moment était venu pour continuer la destinée de La Réunion et transformer la colonie en département. Élu à l’Assemblée constituante, mon père et les autres adhèrent au groupe communiste sans en être membres. Dans ces conditions, le Parti communiste français veut, comme en Guadeloupe et en Martinique, créer une fédération à La Réunion. Dès mai 1947, on crée une organisation qui regroupe tous ces gens. La centrale parisienne m’enrôle dans le même temps dans la section coloniale parce que c’est toute l’Afrique dont il est question. Rappelez-vous qu’à l’époque, le PCF était le premier parti de France et avait beaucoup de parlementaires. J’ai ainsi participé à toutes les discussions, avec les représentants des colonies, qui ont abouti à la formation du Rassemblement démocratique africain, au congrès de Bamako. Le RDA a rayonné pendant toute cette période sur l’Afrique occidentale. Ses dirigeants étaient Sékou Touré (premier président guinéen – NDLR) et  (père de l’indépendance ivoirienne – NDLR).

En 1946, au cours d’une contre-manifestation menée par votre père à un rassemblement de l’opposition, votre principal adversaire est tué par balle, vous êtes accusé de meurtre et finalement vous écoperez d’une peine de prison avec sursis…
C’est interdit (la disposition de la loi de 1881 a été censurée par le Conseil constitutionnel en juin 2013 en réalité – NDLR) d’en parler – j’ai été amnistié – mais enfin, ce jour-là, vous aviez une droite surexcitée qui m’a impliquée dans l’affaire. Ce complot s’est terminé à Lyon avec ma libération immédiate et encore une fois, c’est mon père qui m’a aidé avec tout ce qu’il m’avait raconté. Lors de la reconstitution sur cet endroit en pente à Saint-Denis, tous les témoins, pour ou contre, me placent à un endroit, et la victime à un autre emplacement. Ce à quoi j’ai déclaré : « La balistique vous condamne. Là où je suis, pour le toucher au cœur, il faut qu’il n’y ait personne entre lui et moi, sauf que vous mettez toute cette foule. Comment aurais-je pu tuer quelqu’un avec ces gens autour ? » Cela a convaincu tout le monde. Ils ont compris que ce n’était pas possible.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Qu’est-ce que je fais à 2 heures du matin dans le Poitou ? »

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Crédit : Patrice Normand –www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Quatrième épisode : la guerre sur le terrain.

Avez-vous rencontré le général de Gaulle à Londres ?
On l’a vu dans des défilés, mais on n’avait pas de contact direct, non. Une fois qu’on est sortis de l’école, on va au cinéma voir Pour qui sonne le glas avec Gary Cooper. Juste après, un tableau, sur lequel il était écrit « Pour qui sonne le glas », listait ceux qui devaient partir le soir même. C’était encourageant, non ?! Une nuit, c’est mon tour avec trois autres. Compte tenu de mon rang de sortie, ils me considèrent comme le chef du commando. On part à quatre, on arrive sur la base, on part et les premières balles frôlent l’avion. Notre première réaction est la suivante : « Tu as vu ? Ils ne sont même pas fichus de nous atteindre ! » La procédure demeure toujours la même : l’avion opère un tour au-dessus de l’aire de lancement en forme de lettre morse donnée à l’aéroport pour que les gens d’en bas aient la confirmation que nous sommes Français.

Vous êtes parachuté au-dessus de Poitiers.
Il y a un fait qui m’a marqué. Quand le pilote dit « Go ! », le premier à sauter tient un crucifix. Encore aujourd’hui, je me demande comment ce catholique pratiquant, à quelques secondes d’un saut qui peut être un drame, peut-il penser à Dieu. Quand on arrive au manoir, on nous parle en anglais, car on a des uniformes britanniques, et je leur réponds : « Écoutez, on est tous Français et moi-même, je viens d’une île qui est très loin de la France, que vous ne connaissez pas forcément et qui s’appelle La Réunion. » Dans la foule, un capitaine de cavalerie réplique : « Si ! Moi, je viens de l’île Maurice. » Je me suis dit : qu’est-ce que je fais, à 2 heures du matin, dans le Poitou, avec un Mauricien ? Et on s’est congratulés.

« J’ouvre ma fenêtre et le premier type qui me salue est un soldat allemand. Étonnant, non ?!

Et le matin, vous vous réveillez et vous voyez un nazi passer le balai.
Le lendemain matin, effectivement, j’ouvre ma fenêtre et le premier type qui me salue est un soldat allemand. C’est étonnant, non ?! C’était en fait un prisonnier du maquis. J’ai 18 ans et je vois tous ces maquisards venus de toute la France, de toutes les catégories sociales, mais aussi tous ces Italiens et ces républicains espagnols, avec un seul point commun : ils sont tous plus âgés que moi, tandis que je dois les commander. Cela m’a posé un vrai problème, mais on finit par s’organiser et par fraterniser. Notre mission est simple : couper toutes les routes et saboter les chemins de fer avant l’arrivée de l’armée allemande, qui est dans le sud-ouest et qui s’apprête à remonter sur le front de Normandie. C’est la première fois que je vois des camarades se faire tuer devant moi. Un jour, près de Saint-Nazaire, Olivier Philip, fils du futur ministre André Philip, tient un poste et vient me rendre compte mais n’arrive pas à parler. Il m’explique, tétanisé, qu’il est arrivé au moment du bombardement et qu’un obus s’est planté à ses pieds sans éclater.

Justement, avez-vous eu peur pour votre vie à cette période ?
Un jour, du poste de commandement, j’observais les Allemands à la jumelle sauf qu’un tireur nous a repéré et nous a tiré dessus. C’est une tuile qui m’a sauvé la vie. Un autre aspect qui m’a permis de garder la vie sauve, ce sont les circonstances de la Résistance : quand les Allemands ont attaqué les Ardennes, nous avons été rappelés pour remonter sauf qu’ils m’ont convoqué dans le Poitou alors que j’étais déjà à Saint-Nazaire, si bien que mes camarades de promotion qui y étaient ont tous été tués.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

 

Paul Vergès : « J’ai choisi les parachutistes dans les services spéciaux »

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Crédit : Patrice Normand – www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Troisième épisode : la Seconde guerre mondiale.


Comment avez-vous vécu ce premier engagement, d’autant plus fort que c’est la guerre ?
Notre père était un pédagogue né. Lors de la guerre civile espagnole, il était en France et participait à toutes les manifestations avec le Front populaire. Il nous avait préparés à la guerre contre le fascisme et le nazisme. On était prêts à franchir le pas. Cela lui a beaucoup coûté, mais il nous a tout de suite soutenus quand on a voulu partir. De Gaulle avait envoyé un navire à La Réunion car les Anglais étaient à Madagascar. Il se trouve que le gouverneur que de Gaulle avait envoyé à Tananarive était le général Gentilhomme que mon père avait connu au Vietnam ! Le pater lui a dit que nous nous étions engagés et lui a demandé qu’on parte au plus vite, si bien qu’on a été les premiers à quitter La Réunion sur un vieux remorqueur sur laquelle il y avait les deux filles d’un colonel qui étudiaient à La Réunion, un autre étudiant malgache, Jacques et moi. On est arrivés à Madagascar, on a attendu des fils de colons qui s’étaient portés volontaires, puis on a changé de bateau et on est partis pour Durban en Afrique du Sud pour un camp où il y avait des Sud-Africains, des Polonais faits prisonniers par les Russes et des Français d’après la bataille de Bir Hakeim. Au bout d’un mois, le nouveau convoi est arrivé et on a atteint Le Cap avant de rallier Londres. Du bateau, ils grenadaient les sous-marins allemands qui passaient juste en dessous. Il arrivait aussi qu’on balance par-dessus bord les victimes de la malaria sans aucune cérémonie. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’on était en guerre. Je me souviens également des fils de colons français qui regardaient les dockers anglais en disant : « Regarde, ils sont blancs et ils travaillent ! » Pour eux, c’était inimaginable et ce réflexe colonial nous avait frappés avec Jacques.

 » Nous nous sommes séparés sur un pari idiot. « 

Pourquoi vous êtes-vous séparés en Angleterre avec votre frère Jacques Vergès ?
On finit par arriver à Londres dans un camp où tous les volontaires de la France libre – qui venaient de l’Amérique latine au Liban – étaient interrogés pour savoir où ils allaient être affectés. Nous nous sommes pourtant séparés sur un pari idiot. Nous étions tout jeunes mais avec un dossier scolaire très riche et les officiers nous ont proposé de partir à l’école des cadets de la France libre : « Vous avez le profil pour devenir élèves officiers. Au bout d’un an, vous serez aspirant. » J’ai aussitôt répondu que j’étais prêt, alors que Jacques, vraiment sur un pari idiot, m’a dit : « Si tu embarques là, tu vas être bloqué. Moi, je veux voir la guerre en face. » Il a quitté Londres et il est parti en Afrique où il a été enrôlé dans les troupes de la France libre. Moi, j’ai donc fait l’école d’officiers et avec quelques-uns de nos amis malgaches, on partait en congés chaque week-end à Londres. Il y avait là-bas un représentant du Parti communiste français, qui a ensuite été un des responsables du Gouvernement provisoire du général de Gaulle, qui regroupait autour de lui ceux qui gravitaient autour de cette sensibilité.

Vous-même avez-vous pu véhiculer les idées du communisme à l’école des officiers ?C’est surtout lui qui m’a aidé à parfaire mon éducation. Nous avons été la seule école des officiers à être intégrée à Saint-Cyr après la guerre car nous étions les uniques officiers de De Gaulle. À la sortie de l’école, pendant la guerre, nous avions le choix des armes selon notre rang de classement : les premiers étaient fascinés par la 2ème DB mais moi, j’ai choisi les parachutistes dans les services spéciaux de De Gaulle.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Jacques a vu pleurer Raymond Barre »

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Crédit Sénat

 

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Deuxième épisode : sa jeunesse avec Jacques Vergès et Raymond Vergès.

Avec votre frère Jacques, vous êtes refusés au collège car vous êtes trop jeunes.
Eh oui ! Notre père a alors une idée géniale : il nous fait passer le concours des bourses départementales pour l’entrée en 6ème, et on a été reçus ! L’administration s’est rendue compte de sa contradiction : on était trop jeunes mais on avait le droit d’entrer en 6ème. Notre père aurait aimé qu’on suive sa voie, mais quand on est arrivé au lycée, on a passé un bac philo et on a été reçus. Puis, on a été bloqués par la Seconde Guerre mondiale pour poursuivre nos études, alors il nous a dit : « Vous avez le bac de philo, eh bien passez le bac scientifique ! » Puis Jacques et moi avons commencé des études de droit.

Vous y croisez Raymond Barre…
Il a en effet été un de nos condisciples. On a fait toutes nos classes ensemble, de la 6ème à la terminale et on était très amis. Quand il était Premier ministre, il a été fait état de la condamnation pour escroquerie de son père, et Jacques l’a vu pleurer. Sa famille, du coup, c’était son grand-père et ses tantes, puisque son père était parti pour éviter la prison.

« Il a été l’un des deux seuls qui ait dit : « Il faut continuer, il faut répondre à de Gaulle ! »

Vous racontez à Thierry Jean-Pierre, dans Vergès et Vergès, de l’autre côté du miroir, que vous écoutiez en cachette votre père débattre avec ses amis à la maison.
Notre père nous associait à toutes ses activités et nous racontait tous les jours ce qu’il voyait de la pauvreté. Compte tenu de ses idées, il était engagé dans des actions sociales et politiques, et notamment dans la franc-maçonnerie, et était devenu « le vénérable » de La Réunion. Après la victoire du Front populaire, on avait une dizaine d’années avec Jacques, et notre père, même s’il était le représentant de l’État à l’hôpital, participait à toutes les activités syndicales. On a des photos des défilés du 1er mai avec nous deux, petits, à ses côtés. Quand on rentrait des manifestations par le chemin de fer, c’était très bruyant. Il y avait un arrêt en face du palais du gouverneur : on criait alors dans la rue à ce passage. Je me demande toujours aujourd’hui ce que devait penser le gouverneur de ce chef de service de l’État – notre pater – qui était à la tête de la manifestation. La guerre éclate alors. Mon père va acheter un poste de radio TSF alors qu’avec mon frère, on n’en voit pas l’utilité. Il nous répond : « Vu comment ça tourne, je veux entendre les nouvelles hors de La Réunion. » Cela n’a pas manqué : il y a eu la défaite. Le gouverneur a réuni ses services car il ne savait pas quoi faire entre l’armistice de Pétain et l’appel de De Gaulle. Il nous racontait ça le soir. Mon père a été l’un des deux seuls qui ait dit : « Il faut continuer, il faut répondre à de Gaulle ! » Le gouverneur a réfléchi, puis a dit non. À vrai dire, si le gouverneur a rallié Vichy, c’est parce que nous étions en situation de dépendance avec l’île de Madagascar qui nous fournissait le riz, la viande…, et quand il a entendu la décision de son homologue malgache de rallier Vichy, il ne pouvait pas faire autrement.

Il vous laisse alors vous engager en 1942 alors que vous avez seulement 17 ans.
De 1940 à 1942, on n’a pas cessé d’écouter Radio Londres. Quand arrive le contre-torpilleur Léopard en novembre 1942, on veut partir, sauf qu’on est trop jeunes. « Vous ne pouvez pas vous engager à votre âge ! Il vous faut l’autorisation de votre père » nous dit-on. Le soir même, on dit au pater : « On veut partir ! » Il est seul, il a fait toute la guerre de 14-18, il a été blessé, décoré et sait qu’on meurt à la guerre, et Jacques et moi – les deux enfants – qui sommes là veulent y aller. Il nous demande un délai de réflexion et le lendemain matin, il est d’accord. On a signé notre engagement, et quasiment le même jour, le gouverneur et le préfet ont capitulé. Mon père nous a alors dit : « Le commandant de bord de votre bateau est un marxiste. Il leur a dit : “Si vous ne capitulez pas, nous bombarderons toutes les usines sucrières de La Réunion !” alors ils ont capitulé tout de suite.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Mon père était le médecin des pauvres »

 

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Paul Vergès (Crédit Sénat)

 

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Premier épisode : l’influence de son père Raymond Vergès.

Vous savez, vos confrères ont écrit que Jacques et moi n’étions pas des frères jumeaux (Bernard Violet, dans Vergès : Le Maître de l’ombre, Seuil, 2000 – NDLR). Il serait né un an avant moi, mais je vois mal mon père faire ça, et ma demi-sœur et mon demi-frère, nés du premier lit paternel, nous en auraient parlé. Jacques disait d’ailleurs : « Je m’en fiche, ça me permet de fêter mon anniversaire deux fois ! »

Parlons d’abord de votre pater Raymond Vergès. « Le vieux » a été plusieurs fois élu local et parlementaire dix ans. Quel rôle a-t-il joué dans votre apprentissage politique ?Mon père était un Réunionnais dont les premières traces de la famille sur l’île datent de 1855 avec un Français d’origine catalane qui s’y est fixé. Ce premier Vergès installé était marié à une Bretonne qui s’appelait Scouarnec. Mon père était leur petit-fils. C’est une famille de moyenne bourgeoisie, à une époque où La Réunion ne comptait pas plus de 200 000 habitants.
Le pater était très brillant et, recommandé par ses professeurs pour ses résultats, a demandé une bourse Polytechnique qui lui a été refusée. Il était un fils de la génération du XXIème qui plaçait beaucoup d’espoirs en la science. Quand il arrive en France métropolitaine, après un long voyage par paquebot, comme il est assez aventureux, il se marie avec une Française, puis devient ingénieur agronome aux chemins de fer russo-chinois en Mandchourie.
Il revient en France, après avoir traversé toute l’Europe, et il termine des études de médecine commencées en même temps que ses études d’ingénieur. Là, la Grande Guerre éclate et il est mobilisé les quatre ans comme médecin. Il est blessé, mais il exerce en Bretagne et en Vendée, avant de repartir en Chine centrale, de nouveau comme ingénieur des chemins de fer. Puis, il est professeur au lycée de Shanghai avant de reprendre sa profession de médecin en Indochine, mais sa première femme meurt. Il est alors nommé au Laos où il exerce comme responsable médical et où il rencontre ma mère, enseignante vietnamienne. Il est nommé consul de France au Siam (ancien nom de la Thaïlande – NDLR) et c’est là que nous sommes nés avec Jacques.

« Il nous aidait beaucoup pour l’école ! »

En janvier 1925.
Au même moment, son père meurt à La Réunion. Après vingt-sept ans d’absence, il rentre avec ma mère, Jacques et moi, et ses deux premiers enfants. Puis, c’est ma mère qui décède quand on a trois ans. Il repart au Vietnam et nous laisse avec la seule personne qui restait de la famille Vergès à La Réunion, Tante Marie (élue conseillère générale de La Réunion en 1945 – NDLR), qui nous a élevés quelques années. Mon père est définitivement rentré sur l’île dans les années 1930. Il exerce cette fois-ci comme médecin à Salazie et découvre la misère. C’est là que tout naturellement, il devient « le médecin des pauvres ». Jacques et moi n’avons jamais eu autant de volatiles dans la cour de la maison : des poules, des canards, des lapins, des cabris… car il ne faisait pas payer les habitants qu’il soignait gratuitement, mais ceux-ci le remerciaient en résultats de leur profession d’agriculteur.

Tant est si bien qu’il est nommé maire de Salazie en 1935.
Il quittera ensuite Salazie pour s’établir dans la ville de Saint-André, mais il maintient le contact car une fois par semaine, il retourne soigner les gens. À Saint-André, il rencontre une population plus nombreuse mais tout aussi pauvre. Il est alors nommé par le gouverneur de l’île directeur des systèmes de santé et doit aller à Saint-Denis. Il s’y établit et devient un chef de service de l’État. Il nous aidait beaucoup pour l’école, car ses deux premiers enfants étaient partis faire leurs études en France.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net