Présidence des maires d’Île-de-France: deux Essonniens pour un fauteuil régional

Montage Culturepolitique.net/Olivier Desaleux/Moïse Fournier

Le président sortant de l’association des maires de France (AMIF) Stéphane Beaudet assure qu’il a « réinstitutionnalisé cet outil au service des communes », quand son rival Jean-Philippe Dugoin-Clément estime que l’AMIF « doit être présente en défense des territoires ». Verdict le 14 octobre.

Ils sont maires dans l’Essonne, vice-présidents du conseil régional d’Île-de-France, ont moins de 50 ans et veulent tous deux la tête de l’association des maires d’Île-de-France (AMIF). Le sortant Stéphane Beaudet, 48 ans, est maire (ex-LR) d’Evry-Courcouronnes et chargé des transports à la Région. L’impétrant Jean-Philippe Dugoin-Clément, 45 ans, est maire (UDI) de Mennecy et chargé de l’aménagement et de l’écologie à la Région.

« J’ai le sentiment qu’avec l’ensemble des élus de gauche et de droite, nous avons réinstitutionnalisé cet outil au service des communes », déclare Stéphane Beaudet. « Nous sommes une association pluraliste qui représente tous les territoires », ajoute-t-il.

Et le maire d’Evry-Courcouronnes de renvoyer à son bilan: cahiers de doléance ouverts dans les hôtels de ville pendant la crise des « gilets jaunes » et transmis au préfet de région, travaux sur l’avenir des infrastructures routières franciliennes avec le syndicat mixte Forum métropolitain, lettre ouverte au président de la République sur la réouverture des écoles au lendemain du déconfinement…

Lire aussi : Les maires d’Île-de-France ne porteront pas la responsabilité de l’Etat dans une réouverture des écoles à marche forcée

Péréquation verticale

Son rival veut, lui aussi, ériger l’association des maires d’Île-de-France en « défense des territoires ». Si Jean-Philippe Dugoin-Clément est élu, il entend aussi bien intervenir sur la péréquation verticale, c’est-à-dire sur les prélèvements qu’effectue l’Etat sur les collectivités franciliennes pour en soutenir d’autres, qu’apporter de l’ingénierie technique et du soutien juridique à ses confrères maires.

« Nous avons des commissions au siège à Paris, mais n’y participent que ceux qui s’impliquent », semble regretter le maire de Mennecy. « Nous avons onze à douze permanents, des moyens colossaux, mais nous devons retourner vers les territoires », insiste-t-il.

Verdict le 14 octobre.

 

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[2/2] « Macron était plus dans un clair-obscur » (Pierre-René Lemas)

Pierre-René Lemas (@Jimmy Seng Tistao)

Quatre ans après la publication de Dans l’ombre des Présidents (Fayard), le préfet Pierre-René Lemas, homme-clé de la mitterrandie et de la hollandie, dévoile à CulturePolitique.net et à Romain Bongibault les coulisses de l’Elysée entre 2012 et 2014 auprès d’Emmanuel Macron.

Un rôle de garde-chiourmes que celui de secrétaire général de l’Élysée ?

L’État est une voiture : il vaut mieux savoir où est le volant, la boîte de vitesse, l’accélérateur, le frein, l’embrayage, rétrograder, aller de l’avant tout en regardant dans le rétroviseur…

Nécessairement, cela demande un savoir-faire et une expérience du fonctionnement de l’État. Il faut savoir où se situent les choses. Cela ne s’improvise pas. Les nouveaux ministres n’avaient pas toujours l’expérience. Par exemple, un ministre ne doit pas signer tous les parapheurs qui lui sont présentés. L’administration est là ; elle doit être dirigée ; une nécessité d’apprentissage s’impose. Un juste dosage entre un impératif politique et un savoir-faire technique.

Vous tentez de définir la fonction de secrétaire général de la Présidence : “il n’est spécialiste de rien. Son rôle est à la fois d’être un chef de gare et de coordonner les spécialistes”. Vous comparez également le secrétariat général de la présidence à “un ensemble de conseillers logés de bric et de broc, ne disposant que d’une faible infrastructure. Les jours et nuits passés à écrire des notes ou des discours, à téléphoner, à tenir des réunions, à analyser les dossiers transmis par les administrations pour éviter d’être enfermés dans les évidences des conclusions techniques (…) créent une sorte de frustration à la longue.” En un mot, le résumeriez-vous comme un poste ingrat ?

La fonction est ingrate par nature… Le rôle de l’équipe présidentielle n’est pas de faire, ni de faire-faire – c’est le rôle du ministre en tant que chef de l’administration – ; elle fait faire ce qu’il faut faire. C’est parfois frustrant. Mécaniquement, vous restez éloigné des processus de décision, de l’acte concret, étant davantage un animateur et une vigie qu’un chef d’orchestre (le Premier ministre) ou un musicien (les ministres).

Vous êtes au sommet de la pyramide en tant que collaborateur du président de la République, mais il faut faire circuler les informations dans les deux sens. C’est ce qui rend la fonction difficile, par nature.  En outre, vous avez très vite une chape de plomb qui pèse sur vos épaules comme sur celles du président, à un moindre degré, bien sûr… Une fois l’euphorie passée, c’est assez lourd : l’État est une charge dans tous les sens du terme.

Pensez-vous que François Hollande avait déjà votre nomination en tête lorsqu’il vous a demandé en 2011 de devenir directeur de cabinet du président du Sénat Jean-Pierre Bel ?

Avec le recul, je pense que c’était comme une forme de préparation. A l’époque je dirige l’office HLM de Paris. La gauche vient de gagner la majorité au Sénat. Ce sera d’ailleurs sûrement la seule et unique fois avant très longtemps. François Hollande me dit d’y aller et de rejoindre cette belle aventure. “On verra après !” Il me dit qu’il aura besoin de moi après. Peut-être étais-je déjà pressenti ?

C’est seulement après la victoire du second tour de la présidentielle de 2012 qu’il me demande de préparer une équipe de travail à l’Élysée. Pendant la campagne présidentielle, des noms avaient circulé sur l’éventuel secrétaire général du candidat Hollande. J’avais été cité dans des hebdomadaires. C’est la manière de procéder du Président ; à la fois rédacteur en chef et homme d’État. Je ne me suis pas battu pour cette fonction car je n’étais pas dans une logique de compétition.

Est-il vrai que l’ex-président de la République vous avez demandé de “ne pas être Guéant ?”

François Hollande est effectivement attaché à une certaine orthodoxie des secrétaires généraux : “On ne commente pas, on ne parle pas.” Un cabinet doit rester dans l’ombre pour être utile. J’ai dû faire une seule interview, au moment du premier anniversaire du mandat. Il m’avait donné son accord. L’expérience n’a pas été rééditée…

Peut-on poser la question qui fâche ? Avez-vous été limogé de votre poste de secrétaire général, comme la rumeur a couru ?

Pas du tout. La défaite en rase campagne des élections municipales de 2014 nous pend au nez. On sait que tout cela va mal se passer. L’affaire Leonarda, les impôts, les bonnets rouges… Le président de la République pense à une nouvelle donne politique pour relancer son quinquennat. Il souhaite changer de Premier ministre, de gouvernement et de premier secrétaire à la tête du Parti socialiste. Il faut changer tout cela. Je pense que le secrétaire général de l’Élysée doit changer également, dans ce cas. Le président me fait savoir qu’on en parlera après les élections.

Manuel Valls est le nouveau locataire de Matignon ; son gouvernement se forme. La direction du Parti socialiste change avec la sortie d’Harlem Désir du gouvernement. La majorité gouvernementale évolue avec le départ des écologistes. Ce qui à mon sens, d’ailleurs, est assez désastreux. Je me dis à ce moment-là qu’il vaut mieux que je parte. Le président me demande de rester pour annoncer le nouveau gouvernement. Le jour même où je dois annoncer la nomination des nouveaux secrétaires d’État du gouvernement Valls, mon départ est annoncé dans la presse. Situation inédite. Je suis sur le perron de l’Élysée à annoncer les noms alors que de facto je ne suis plus secrétaire général de l’Élysée… Un sentiment étrange. J’en garde aucun regret. Une période passionnante et une expérience unique.

A contrario, votre adjoint n’est pas resté dans l’ombre bien longtemps.

Emmanuel Macron était plus dans un clair-obscur que dans l’ombre. Il s’est exprimé très tôt dans les médias. Une forme de tolérance ou de bienveillance du président Hollande à son égard. Emmanuel Macron est intelligent et séducteur. Il m’a fait un numéro de séduction extraordinaire lors de son recrutement. Je savais qu’il prenait un risque personnel en quittant un job rémunérateur. Je me l’imaginais d’abord comme un junior, comme je l’étais avec Defferre. Très vite, il a pris sa place qui est devenue rapidement majeure. Je n’ai jamais eu de conflit de travail avec lui. En revanche l’idée même de hiérarchie, il ne la supportait que très modérément.

Vous arrivez ensuite à la Caisse des Dépôts et des Consignations.

Pour mon départ de la présidence de la République, je n’ai rien demandé au président de la République. Les chaises musicales font qu’avec l’arrivée de Jean-Pierre Jouyet, son poste à la Caisse des Dépôts et des Consignations se retrouve vacant. Je ne me sentais pas illégitime à me présenter à ce poste. Piqué au vif, j’ai exigé d’avoir plus de la majorité des votes au Parlement pour ma nomination. Ce que j’ai eu avec près de quatre-vingt pour cent des votes. Je cochais toutes les cases, sauf une : j’étais préfet ! Je n’étais pas adoubé par les hautes autorités de la finance, à commencer par l’Inspection générale. Ce qui m’a donné de l’énergie et beaucoup de travail. Le syndrome du Petit Chose d’Alphonse Daudet. Heureusement, on oublie dans l’action !

L’actuel chef de l’État vous en a-t-il viré ?

L’heure de ma retraite de préfet arrive en 2017. Dans le courant du mois d’août, j’ai reçu un coup de téléphone d’un conseiller de l’Élysée : “Est-ce que tu as le nom de quelqu’un pour faire ton intérim ?” Je suis tombé des nues. Il n’avait aucun nom en tête. Je me suis retrouvé moi-même à devoir accepter de faire mon propre intérim jusqu’à la fin de l’année, le temps qu’il désigne mon successeur.

  • mai 2012-avril 2014: Secrétaire général de la présidence de la République.
  • mai 2014-décembre 2017: Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations.
  • Juin 2018: Élu président de France Active, principal réseau de financement de l’économie sociale et solidaire (ESS).
  • Octobre 2019: Publication de Des princes et des gens – Ce que gouverner veut dire (Seuil).

[1/2] « Je regrette parfois cette expérience de l’élection » (Pierre-René Lemas)

Pierre-René Lemas (@France Active)

Quatre ans après la publication de Dans l’ombre des Présidents (Fayard), le préfet Pierre-René Lemas, homme-clé de la mitterrandie et de la hollandie, confie à CulturePolitique.net et à Romain Bongibault qu’il a failli se présenter à un scrutin dans l’Aisne dans les années 1990.

CulturePolitique.net & Romain Bongibault: A lire un portrait de vous dans Les Echos, on a l’impression que c’est presque par hasard que vous êtes devenu énarque…

Pierre-René Lemas: Ce n’est pas complètement faux… Après avoir été diplômé en droit et de Sciences-Po, j’ai fait quelques piges, inspiré par mon oncle journaliste. Quand mon épouse est tombée enceinte, c’est devenu compliqué de continuer ainsi. C’est pourquoi j’ai ressenti le besoin de reprendre ma vie en main et j’ai passé, une première fois sans succès, les concours administratifs. C’est ensuite que j’ai été admis à l’ENA.

Comprenez-vous les critiques actuelles au sujet de l’ENA ?

L’ENA a toujours été critiquée, alors que le monde entier s’est inspiré de cette école! C’est une véritable formation pour les métiers de l’administration avec une vraie valeur ajoutée. Vous y apprenez comment fonctionne le pouvoir central, le monde des collectivités locales… La gestion d’une manifestation, de l’ordre public, et plus généralement le métier de préfet, cela ne s’improvise pas ! La formation est nécessaire pour bien administrer. A l’époque il y régnait un certain conformisme à la Raymond Barre. Je n’en suis pas Barriste pour autant !

Votre promotion Voltaire est célèbre pour avoir donné un président de la République, un secrétaire général de l’Élysée puis Premier ministre, une candidate à l’Elysée, des ministres, des grands patrons…

J’étais marié et j’avais un bébé. Aussi étais-je considéré comme un vieux. Si, le soir, je rentrais directement chez moi sans sortir avec eux, je restais quand même copain avec eux. C’est dans le cadre du syndicat étudiant Carena, dont tout le monde voulait être le chef, que j’ai retrouvé François Hollande.

En réalité, je garde surtout un excellent souvenir de mes stages : à Bruxelles d’abord pour l’axe des pays d’Afrique-Caraïbes-Pacifique, avant de connaître les trois-huit dans l’entreprise Procter & Gamble à Amiens. Je suis d’ailleurs resté en contact avec des personnes que j’ai connues à cette époque. Évidemment, je ne parle pas du Président ! [Il éclate de rire]

Dans votre livre Des princes et des gens – Ce que gouverner veut dire (Seuil), vous définissez d’ailleurs le rôle du préfet dans son rapport avec le pouvoir central. Il est, écrivez-vous, toujours “dans une position ambiguë” à la fois représentant de l’Etat, mettant en oeuvre les directives du gouvernement, et avocat de son territoire adoption auprès des ministères. “Il n’a d’autre poids que celui de sa fonction, de son expérience et de son éloquence”, ajoutez-vous. Ne peut-il aussi jouer de son savoir/connaissance et de ses connaissances/relations ?

Le préfet est à la fois le représentant de l’État sur le territoire et le représentant du gouvernement sur le terrain. Cela a été le métier le plus intéressant de ma carrière. Véritable nomade, il n’est jamais cloué à un endroit et peut faire plein de choses. A la fois ancré dans la vie locale, dans l’ordre des métiers de la vie civile, le préfet incarne symboliquement la représentation de l’État et le gouvernement, fusionnés sous la même casquette.

Au cœur de l’appareil de l’État et de la collectivité territoriale, il fait remonter au pouvoir central les demandes locales. Il analyse la vie publique au prisme du ressenti des citoyens, des élus, des syndicats et des chefs d’entreprise locaux. Aussi se retrouve-t-il à prendre parti en devenant leur porte-parole au niveau de leur administration.

Le préfet étant considéré comme neutre, car ne briguant pas de mandat, c’est un acteur de la vie locale en cohérence avec Paris. C’est dans cette concertation avec le terrain et cette intermédiation que se trouve une marge de manœuvre non-dite. Le plus intéressant dans le métier !

Ne finit-on par tomber dans un rapport affectif avec sa population ?

Il faut en effet essayer d’apporter des réponses pratiques aux habitants, d’autant que j’ai toujours remarqué une grande ignorance voire une certaine condescendance des cabinets ministériels.

Ne vous a-t-on pas accusé de sortir de votre rôle ?

Sans doute. Les élus n’aiment pas beaucoup les préfets trop actifs. C’est vrai que je n’ai pas toujours demandé d’autorisation.

2006-2007: Préfet de la région Lorraine, préfet de la Moselle.

Je voudrais vous parler d’un exemple concret. La décision avait été prise d’ennoyer les mines après leur fermeture, malgré des conséquences sociales dramatiques localement. Quand de l’eau s’infiltre dans les galeries, le sol voire le bâti menace de s’effondrer. Dès lors, comment fait-on pour y vivre ? Les gens désemparés se tournent vers l’État, donc vers le préfet.

Quand je me retrouve face à un conseiller technique du Premier ministre, Dominique de Villepin, pour défendre la situation du département face à l’administration, cela ne passionne pas beaucoup les cabinets. Si les grands élus – anciens ministres, président du conseil départemental – sont du même avis, le sujet est audible. En revanche, si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui vous reste ? La pédagogie, le réseau et la crédibilité de votre parole pour convaincre.

2003-2006: Préfet de Corse, préfet de Corse du Sud.

J’ai servi en Corse à une époque politique et économique compliquée. Pour beaucoup, la peinture sur les murs de slogan racistes à teneur islamophobe, illustrés dans son paroxysme avec un attentat à la bombe contre la Mosquée de Sartène n’était pas un sujet majeur.

Je pensais que c’était grave pour la Corse elle-même. D’abord cela ne concerne qu’une minorité. Ensuite le continent accuse volontiers la Corse de tous les maux. Enfin la Corse ne supporte pas, à juste titre cette contre-image qu’on lui renvoie à travers des lieux communs sur l’île.

 C’est ainsi qu’est née la “Semaine de la fraternité”, une initiative de la préfecture sans autorisation du pouvoir politique. Tout le monde en a été informé. Il y a eu des affiches dans les écoles, les collèges et le lycées siglées Corsica Fraterna. Cet élan fraternel s’est poursuivi autour de concerts, de pièces de théâtre ou encore de repas autour de méchouis avec les acteurs locaux pour montrer que la Corse était solidaire et fraternelle. Cela a conduit à l’arrêt rapide des actes racistes. Ce fut un moment passionnant où une bonne partie de la société corse a adhéré mais pas toute la classe politique.

Mais je n’ai aucun regret. Cela a été un beau moment de ma vie en Corse lorsque je me suis retrouvé dans cette salle des fêtes populaire de la ville d’Ajaccio où on chantait des chants Corses et la Marseillaise.

N’avez-vous jamais songé à vous présenter à une élection ?

Dans les années 1990, on m’a suggéré de me présenter aux élections municipales dans l’Aisne. Or, à la même période et à quelques mois près, j’y étais encore préfet. La loi interdisant de se présenter à une élection si vous avez exercé quelques temps plus tôt dans l’administration locale du territoire, ce fut plié !

Je reste un acteur et pas un simple observateur qui côtoie la vie politique tous les côtés. Il n’en demeure pas moins que je regrette parfois cette expérience de l’élection.

A défaut d’être élu, vous avez été un acteur public engagé sur le terrain. Dans cet esprit, considérez-vous qu’entrer en cabinet ministériel est une forme d’engagement politique ?

Oui. Être conseiller même technique, c’est faire le choix d’adhérer à ce que pense votre ministre. C’est un choix politique que de sauter le pas en voulant entrer dans un cabinet.

Comment d’ailleurs le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre vous a-t-il recruté en 1983 vous le gaulliste de gauche qui avait “seulement” trois années d’expérience ?

Gaston Defferre était alors un monument de l’histoire, une personnalité considérable, auteur de la loi sur l’autonomie outre-mer. Un jour, un camarade de Sciences-Po, le conseiller d’État Eric Giuily, m’appelle pour me dire que le ministre de l’Intérieur cherche un sous-préfet. Quand il me reçoit, il m’interroge sur ma vie à vingt-cinq ans. Je lui explique que je ne suis pas socialiste. Ce à quoi il me répond : “Cela ne vous dérange pas de travailler avec des socialistes ?” Je suis resté bluffé.

Avec François Roussely, venu de la Cour des Comptes, nous formions un groupe de trois amis pour élaborer les grandes lois de la décentralisation. Moi-même j’avais une courte expérience de la vie locale, sortant de trois ans de postes de directeur de cabinet et de sous-préfet en Dordogne et dans le Val-de-Marne. C’est Defferre qui fait ce choix de s’appuyer sur des jeunes pour piloter la réforme. A l’époque, c’est considérable car il s’agit de faire passer la France jacobine à une France où les collectivités locales redeviennent libres.

J’adhérais complètement à cette politique de la gauche. Il y avait une continuité avec le discours de Lyon du général de Gaulle de 1967 qui annonça lui-même la décentralisation… avant l’échec du référendum sur la régionalisation de 1969. C’est la passion d’une vie. “Ce métier est foutu !” me disent alors les préfets. “On t’attend avec des sabres et des baïonnettes lorsque tu reviendras en poste !”

Pourquoi Pierre Joxe vous a-t-il gardé place Beauvau en 1984 alors que vous auriez pu suivre Gaston Defferre au ministère du Plan et de l’Aménagement du territoire ?

Avec François Roussely, nous nous sommes posés à la question de ce qu’on faisait… Nous sommes au milieu du gué des réformes mais nous avons fait le choix de rester. Même si Defferre a boudé, nous savons que les vraies manettes de la réforme sont au ministère de l’intérieur.

La décentralisation politique a ainsi été faite par étapes en supprimant d’abord les tutelles de l’État. Puis en donnant aux collectivités locales des compétences et donc des moyens c’est-à-dire des moyens financiers et des moyens en personnels. Un travail considérable de concertation et de dialogue. La structure même des collectivités locales était la question que l’on se posait et avec Pierre Joxe, nous avons crée les communautés de communes. La mise en œuvre des réformes se fait toujours par l’amont, rien ne s’improvise. La gauche avait déjà la réforme de la décentralisation dans les cartons depuis dix ans. Et nous avons travaillé sur la coopération intercommunale dès 1986.

De même, François Hollande travaillait déjà avant son élection sur les réformes de son quinquennat.

Aujourd’hui encore je crois que l’avenir est à la décentralisation.

Arrive la cohabitation en 1986 et vous devenez sous-directeur des départements d’Outre-Mer au ministère des Départements et Territoires d’Outre-Mer. Avez-vous participé à la campagne de réélection de François Mitterrand en 1988 ?

Personne n’était dupe. Quand il me présentait à Jacques Chirac, mon ministre de tutelle, Bernard Pons, disait : “C’est mon sous-directeur de gauche”. C’est d’ailleurs moi qui ai rédigé en partie la loi qui porte son nom. Je n’ai en revanche pas vraiment participé à la campagne de réélection de François Mitterrand, ayant seulement fait partie d’un groupe de travail le soir.

  • 23/02/1951: naissance à Alger.

  • 1974: diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.

  • 1978-1980: Ecole nationale d’Administration – Promotion Voltaire.

  • 1980-1981: Sous-préfet de la Dordogne.

  • 1981-1983: Sous-préfet du Val-de-Marne.

  • 1983-1984: Conseiller technique du ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, Gaston Defferre.

  • 1984-1986: Conseiller technique du ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, Pierre Joxe.

  • 1986-1988: Sous-directeur des départements d’Outre-Mer au ministère des Départements et Territoires d’Outre-Mer.

  • 1988-1989: Directeur du cabinet du secrétaire d’Etat chargé des Collectivités locales, Jean-Michel Baylet.

  • 1989-1992: Directeur général des collectivités locales (DGCL) au ministère de l’Intérieur.

  • 1992-1994: Préfet de l’Aisne.

  • 1994-1995: Adjoint au délégué à l’Aménagement du territoire et à l’Action régionale, Pierre-Henri Paillet.

  • 1995-1998: Directeur de l’habitat et de la construction au ministère du Logement.

  • 1998-2000: Premier directeur général de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction au ministère de l’Equipement.

  • 2000-2003: Directeur général de l’administration au ministère de l’Intérieur.

  • 2003-2006: Préfet de Corse, préfet de Corse du Sud.

  • 2006-2007: Préfet de la région Lorraine, préfet de la Moselle.

  • 2007-2008: Directeur des Journaux officiels.

  • 2008-2011: Directeur général de Paris Habitat.

  • 2011-2012: Directeur de cabinet du président du Sénat, Jean-Pierre Bel. 

Paul Vergès : « Je suis fasciné par l’avenir que je ne verrai pas »

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Crédit photo : Extrait de la couverture du livre Vergès et Vergès – De l’autre côté du miroir de Thierry Jean-Pierre (JC Lattès, 2000)

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Dixième et dernier épisode : Paul Vergès demain.

Avez-vous fait passer ces messages au Gouvernement ?
J’en ai parlé à un ministre dont je tairai le nom : « Aux Antilles, vous êtes cernés par les populations anglo-saxonnes, espagnoles et portugaises. Il n’y qu’Haïti qui est francophone ! Regardez les études de l’INED qui disent que la Martinique et la Guadeloupe seront dans dix ans les départements où il y aura le plus de personnes âgées. Vous avez mis en cause la survie de ces populations. » Sur le cas précis de Madagascar et de la Réunion, séparés de 800 kilomètres, comme entre Paris et Marseille, je lui ai fait passer ce message : « Vous lisez bien la presse internationale ? Vous avez vu la conférence de Washington avec les pays d’Afrique ? Qui était en photo partout à côté du président américain et de sa femme ? Le président de la république de Madagascar ! », lui rappelant cette déclaration de Barack Obama : « Les États-Unis vont aider au développement de l’Afrique et de Madagascar. » Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? Les Chinois sont déjà là ! Mais qu’allons-nous pouvoir faire avec un million de Réunionnais ? J’ai continué à l’interpeller : « Ton métier, c’est des chiffres. Eh bien, en France, tu as 65 millions de Français. Imagine qu’au large de Marseille, tu aurais un pays 50 fois plus peuplé, ce serait un État de 3,2 milliards d’habitants. Vous êtes fous à Paris et vous ne voyez rien ! » Madagascar est en plus en train de faire de l’anglais, la deuxième langue obligatoire à l’école derrière le français. La Réunion n’est qu’un laboratoire qui illustre tous les problèmes d’un monde…

« L’avenir, c’est le changement climatique, c’est la progression démographique… »

Que faut-il vous souhaiter pour demain ?
Je suis fasciné par l’avenir que je ne verrai pas. L’avenir, c’est le changement climatique, c’est la progression démographique, et c’est pourquoi j’ai créé au Sénat, à l’unanimité, l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique en France métropolitaine et dans les départements et territoires d’Outre-mer.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Les dirigeants français sont des analphabètes en histoire ! »

 

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Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Neuvième épisode : l’avenir de la Réunion.

Quel Vergès va prendre le relais ? Quel « testament politique » aimeriez-vous laisser ?Je suis le seul Vergès qui existe à La Réunion et je suis terriblement inquiet pour le devenir de notre famille. Comment notre grand pays, la France, n’a pas vu la richesse de l’expérience de ses territoires et a appliqué mécaniquement la centralisation et l’assimilation alors qu’il y a cette résistance ? La crise actuelle de notre île, infiniment plus grave que celle des Antilles, vient de cette méconnaissance des politiques nationales des partis de gauche et de droite. La première erreur a été celle de mon père, d’Aimé Césaire et des autres, a été le militantisme en faveur du statut de DOM pour La Réunion en 1946 un an avant la décolonisation. Pourquoi ont-ils décidé l’inverse des colonies anglaises, espagnoles et portugaises d’abolir le régime colonial au profit de l’intégration ?

« Il y aura, en 2050, 55 millions de Malgaches sur une île plus grande que la France et le Benelux ! »

Vous avez toujours, au contraire, plaidé pour l’autonomie de La Réunion. Quelles en ont été les conséquences selon vous ?
Les dirigeants français sont des analphabètes en histoire. Ils nous disent comment diriger notre pays. On a eu des gouverneurs, un statut colonial, mais au 1er janvier 1947, on décide que les fonctionnaires de l’État aient le même régime que sous l’ère coloniale, c’est-à-dire une sur-rémunération à 227 %, soit le double d’un fonctionnaire en France. Les autres avantages : un aller-retour gratuit pour la métropole chaque année, trois ans de présence sur place équivalent à quatre ans de retraite et une retraite de 35 % sur-rémunérée. C’est une forme d’apartheid : seuls les fonctionnaires d’État auront cet avantage ! 46 % de la population est officiellement sous le seuil de pauvreté aujourd’hui. C’est comme si vous aviez 30 millions de pauvres en France. Quant à la transition démographique, l’ONU indique qu’il y aura en 2050, 55 millions de Malgaches sur une île plus grande que la France et le Benelux. C’est la puissance émergente de demain !

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Mon fils Laurent s’est beaucoup mêlé des luttes anti-impérialistes »

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Crédit photo : Sénat

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Huitième épisode : ses fils Laurent et Pierre.

Vos fils sont davantage politisés. Laurent a été député quelques mois avant de disparaître dans un accident de voiture en 1988…
Laurent a été très militant. Né en France, il s’est beaucoup mêlé des luttes anti-impérialistes. Je lui avais d’ailleurs dit : « Tu fais des choses dangereuses ! » Il est allé voir Claude au Panama en traversant les pays d’Amérique centrale et en prenant contact avec des révolutionnaires au Nicaragua, ce à quoi je m’énervais : « Mais tu es fou, tu as apporté là-bas du matériel de guerre ! Si tu avais été arrêté, tu aurais été torturé. » Puis, il est rentré à La Réunion, a cherché, et est allé dans le maquis de l’Érythrée au moment de l’insurrection contre l’Éthiopie, tout en passant par le Yémen où les révolutionnaires de ces pays l’ont contacté. À la fin, il a été candidat à Saint-André. On en a discuté : « Nous sommes une petite société, c’est normal que les enfants adhèrent aux idées des parents, mais comme il y a des points locaux avec des petits élus, je ne veux pas te voir dans une commune où on a déjà le pouvoir. Choisis l’endroit le plus difficile. » Il a été candidat dans une circonscription de Saint-André mais a été battu par le chef de la droite locale, puis il a été élu député ailleurs.
À l’époque, j’étais député, et celui contre qu’il avait perdu a essayé de faire établir à La Réunion la parité sociale, c’est-à-dire avoir les mêmes avantages sociaux. Le Premier ministre Jacques Chirac s’en est emparé, et avec mon ami et collègue Élie Hoarau, nous avons démissionné en disant : « Nous ne pouvons pas siéger dans une Assemblée qui va officialiser le caractère inférieur des Réunionnais en tant que citoyens français. »
Cette décision a ensuite été à l’origine de la position de François Mitterrand, au second tour de la présidentielle de 1988, qui a dit : « J’appuie votre revendication d’égalité. » Il était temps ! Les fonctionnaires étaient payés en surfacturation mais pour l’égalité sociale, on a attendu cinquante ans…

Pierre, lui, ne s’est pas représenté, en mars 2015, au conseil départemental de La Réunion.
Il est devenu fonctionnaire territorial, s’est fait élire au Port et était au conseil général, mais il a démissionné car il était en conflit avec le maire du Port. En tant qu’administrateur territorial, soit vous travaillez à un poste à responsabilités, soit vous continuez à percevoir votre traitement de fonctionnaire sur-rémunéré en attendant un poste. Là, il y a eu un conflit avec le maire et il a dû quitter son poste. Considérant que la décision a été injuste, il espère bien continuer dans cette situation.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Ma femme était exemplaire ! Elle a été militante jusqu’au bout »

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Crédit photo : Sénat

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Septième épisode : sa femme Laurence et ses filles Claude et Françoise.

Et en 1959 vous créez le Parti communiste réunionnais.
C’est en effet sur la remise en cause de la politique d’assimilation et d’intégration défendue par Aimé Césaire et moi-même qu’on a créé le Parti communiste martiniquais, le Parti communiste guadeloupéen, et le Parti communiste réunionnais et qu’on a proclamé la revendication de l’autonomie. D’autre part, il fallait mener l’action idéologique, comme mon père l’avait fait avec le rassemblement qu’il avait créé : le Comité républicain d’action démocratique et sociale (CRADS). On avait déjà notre nom : Parti réunionnais de la liberté (PRL), mais nous nous sommes heurtés à l’hostilité du PCF qui nous a envoyé son responsable de l’Afrique du Nord et de l’Outre-Mer pour nous dire qu’ils étaient d’accord pour un Parti communiste réunionnais, mais contre un grand front comme le CRADS, puisqu’ils ne pouvaient pas approuver la disparition de la section réunionnaise. J’ai finalement cédé car cela aurait été une catastrophe si le PCF se désolidarisait. Sur le plan de l’autonomie, j’ai eu de très longues discussions très intéressantes avec Aimé Césaire. Avec les événements de Hongrie de 1956, il a rompu avec le PCF en écrivant une lettre à Maurice Thorez : « Les dirigeants communistes doivent être au service de la libération de leur peuple, et non leur peuple au service des partis communistes. » Je comprenais sa position, mais je lui ai demandé de ne pas rompre avec l’idée d’autonomie. Quand il a publié son Discours sur le colonialisme, il me l’a dédicacé en signant : « À Paul, qui m’a appris les mécanismes de la décolonisation. » De la part de Césaire, c’était quand même flatteur ! Voilà pour la petite autosatisfaction.

Vous parliez de votre femme Laurence toute à l’heure. Quel rôle a-t-elle joué à vos côtés ?
Elle a été militante jusqu’au bout. Elle était exemplaire ! C’était une Française d’origine métropolitaine qui est venue à La Réunion et qui s’y est intégrée. Une de nos militantes métropolitaine vient de sortir un livre dans lequel elle raconte qu’elle aussi a fait tout son activisme à La Réunion et que ses enfants y ont également grandi. Cette auteure m’a dit un jour : « Si tu n’étais pas venue avec Laurence, je ne sais pas si je me serais aussi bien intégrée dans la bonne société réunionnaise. » Elle a été d’une aide considérable de par ses responsabilités avec Laurent Casanova en permettant à La Réunion de sortir de son isolement intellectuel et du monopole des relations avec la France. Elle a créé un comité de la culture dans notre journal Témoignages et y a fait venir un nombre d’intellectuels considérable, d’envergure mondiale.

À son enterrement en 2012, mon frère Jacques était surpris : « C’est fou tout ce monde ! »

Lesquels par exemple ?
L’écrivain brésilien Jorge Amado est venu, car avec sa femme, il était intéressé par la situation politique et les expériences de notre île ; le Suisse Jean Ziegler sur les problèmes de la décolonisation ; le paléontologue Yves Coppens… Les Réunionnais ont pu couper un peu le cordon ombilical avec Paris. À son enterrement en 2012, mon frère Jacques était surpris : « C’est fou tout ce monde ! » Elle a vraiment été intégrée comme un élément militant et dirigeant.

Parlez-moi de vos deux filles.
Mon aînée, Claude, est médecin au Panama, mariée à un docteur panaméen qui est un créole. Ils ont une fille : Sandra, elle-même issue d’un métissage Réunion-Panama, est l’épouse d’un architecte panaméen, dont le père vient de Saint-Domingue et la mère d’Argentine. Si c’est si spontané que ça, c’est que là-bas c’est un phénomène naturel qui ne pose aucun problème ! La deuxième, Françoise est politologue. Elle est spécialiste de l’esclavage. Elle a été invitée à l’ONU pour une conférence sur l’abolition, comme elle s’est rendue en Inde ou au Caire pour en parler. Elle avait le projet de créer une Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, une sorte de centre culturel pour faire connaître tous les apports culturels des différentes origines des ancêtres réunionnais qu’ils soient venus de France, de Madagascar, de Chine, de l’Inde, du Vietnam… et montrer que l’unité du peuplement rassemble et enrichit toute cette diversité. Avec la droite au pouvoir, le projet a été supprimé, alors qu’il avait été parrainé par de nombreux intellectuels comme Amado et Césaire.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Debré est venu, il a bourré toutes les urnes, car sinon il aurait été écrasé »

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Crédit photo : Patrice Normand – www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Sixième épisode : la politique au côté de son père Raymond.

Vous-même, vous avez échappé à quelques tentatives d’assassinat…
La première fois était lors de l’élection de François Mitterrand à l’Élysée. Son fils Jean-Christophe est venu faire campagne dans le sud de l’île près de la Grande Ravine et on m’a tiré dessus. C’était très net que celui qui a ouvert le feu me visait. Nos regards se sont croisés. Sa balle a tapé le pare-brise mais pas moi. Quand on s’est arrêté dans le virage suivant, j’ai dit à mes camarades : « On le poursuit ! », mais « Papamadit » m’a dit : « Surtout pas ! Tu sais qu’avec les histoires d’attentats, mon père en a subi et je ne veux pas qu’il y ait la même chose… » Plus tard, il y a quelqu’un qui m’a dit : « Si c’est Jean-Christophe qui avait été tué, son père aurait été élu tout de suite. » Quel raisonnement ! C’est arrivé une deuxième fois où un bâton de dynamite a explosé dans le pot d’échappement. L’intention était criminelle, mais son auteur n’était pas un spécialiste. Cela fait peur, mais c’est tout. Voilà comment se sont passées ces choses-là.

Vous êtes élu conseiller général en 1955, puis député en 1956.
Je rentre à La Réunion un an avant, en 1954. Il y a alors une crise du Parti communiste réunionnais. Le PCF envoie ses responsables sur place qui échouent à redresser la situation. L’un d’eux leur dit : « Pourquoi gardez-vous Paul à la section coloniale ? Envoyez-le à La Réunion ! » J’étais marié et ma femme était la secrétaire particulière de Laurent Casanova, le responsable des intellectuels au PCF. Elle les a tous connus à l’époque, et pas seulement Louis Aragon et Elsa Triolet. Laurent Casanova comme mon épouse, qui devait me suivre, résistent : « Ne le laissez pas partir ! Vous allez l’enfermer sur cette petite île alors que manifestement, il peut avoir un rôle national, car il est cadre. » Finalement, je rentre à La Réunion avec Laurence et nos deux filles. Les usines sucrières sont alors concentrées par de grands propriétaires terriens. Or ils avaient décidé à Saint-André, où il y en avait quatre, de fermer l’une d’entre elles.

« J’ai été propulsé comme le vainqueur des sucriers ! »

Votre père vous cède alors son siège ?
Pas du tout ! Il était maire de Saint-André et son secrétaire général, qui avait été dans ma classe au lycée, m’appelle un jour en me disant : « Les banques disent que c’est terminé. Il faut déposer le bilan et rembourser. C’est foutu ! Peux-tu nous aider ? » Sauf que cela me pose un problème personnel important : le propriétaire de cette usine était, en 1936, candidat aux élections législatives et avait mené une campagne de diffamation contre mon père avec cette phrase : « Raymond Vergès n’est pas un ancien combattant, il était planqué en Indochine pendant toute la guerre, y a assassiné sa femme et l’a envoyée par colis en Chine ! » Le soir, un autre sucrier, gendre de sénateur et ancien camarade de classe de mon père, l’appelle et lui dit : « Tu sais très bien ce qui nous sépare politiquement, mais ce qu’il a écrit à l’époque est indigne. Je sais que tu as fait la guerre, tu es décoré et tu ne peux pas laisser faire. Porte plainte. » Mon père ne voulait pas et j’ai donc décidé de porter plainte et de le citer comme témoin. Le propriétaire de l’usine est condamné à une très lourde amende et mon père ne sachant quoi faire de l’argent récupéré, le place au Trésor et demande à créer des bourses à tous ceux qui ont réussi le certificat d’études. L’histoire se termine au tribunal de commerce. 92 % des 17 000 planteurs, suivis par les banques, votent pour un concordat, à tel point que l’éclat dans l’île a été extraordinaire et que j’ai été propulsé comme le vainqueur des sucriers. Arrivent les élections et tous les camarades disent que je dois être candidat. Je leur rétorque : « Il n’y a qu’un seul député, c’est mon père Raymond Vergès ! » Je dis à mon pater qui m’a toujours impressionné par toute sa vie qu’il doit se représenter. Il me répond : « Écoute, je suis ingénieur agronome, je suis ingénieur des chemins de fer, je suis médecin, et je dois te dire que s’il y a un nouveau mandat, je ne le terminerai pas. Je le sais. Je remercierai tous les camarades qui me demandent de continuer, mais je m’arrête. »

Il savait qu’il était malade ?
Oui, et un an après, en 1957, il est mort. Cette élection à la proportionnelle a été un triomphe à La Réunion si bien qu’on a eu deux députés sur trois et que sur toute l’île, on a gagné 52 % des voix. C’est là qu’est partie la renaissance du Parti communiste à La Réunion, mais c’est là aussi qu’ont commencé nos malheurs. Suite à cette victoire, ça a commencé par le limogeage du préfet alors qu’il n’y était pour rien. Puis son successeur a fait dissoudre toutes nos mairies.

Ou comme l’ex-Premier ministre Michel Debré qui, après avoir perdu en 1962 en Indre-et-Loire, se parachute à La Réunion en 1963…
C’est parti d’un sénateur réunionnais qui dit à Michel Debré qu’il y a une place à La Réunion aux élections et que s’il vient, il sauvera l’île d’une révolution cubaine. J’ai toujours en tête un article du Nouvel Obs dans lequel Debré dit : « Je viens à la Réunion pour lutter contre le communisme… » Il est venu, il a bourré toutes les urnes, car sinon il aurait été écrasé. C’est à la même période que les ordonnances ont expulsé des fonctionnaires, dont l’attitude était de nature à troubler l’ordre public.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Jacques était à Vincennes car il avait été blessé par un éclat d’obus »

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Crédit photo : Patrice Normand – www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Cinquième épisode : les retrouvailles avec son frère Jacques.

Quand avez-vous fini par vous retrouver avec votre frère Jacques ?
Quand je suis rentré à Paris, j’ai fait des recherches, et j’ai appris qu’il était à Vincennes car il avait été blessé par un éclat d’obus. Mon frère était sergent artilleur et faisait partie du débarquement en Provence du 25 août 1944, puis a été détaché en cours de route pour traiter la poche de Royan. Il était révolté : « Il aurait suffi d’attendre ! Les Allemands se seraient rendus ! Tout ça pour un général qui voulait son fait de gloire. »
On se revoit donc à Vincennes, on fraternise, on se dit : « On est vivants ! », et on envoie un télégramme à notre père pour le prévenir. On ne s’en était pas rendu compte quand on était parti – le pater était très pudique – mais aujourd’hui, mon dernier souvenir avant notre départ, c’est sa grande silhouette sur le quai qui nous dit : « Bonne chance ! » Il réagissait comme un père qui voyait partir ses deux fils qui avaient des fortes chances d’être tués. Du coup, notre message l’a tranquillisé.

« Encore une fois, c’est mon père qui m’a aidé avec tout ce qu’il m’avait raconté ! »


Au lendemain de l’armistice, votre père est élu député. Avez-vous participé à sa campagne ?
Il se dit qu’il y a une étape de décolonisation à réaliser pour unir le maximum de Réunionnais et constituer alors une grande union de progressistes de l’élite intellectuelle de l’île. Rassembler tout le monde, ce n’était pas pour avoir des postes, mais simplement pour dire que le moment était venu pour continuer la destinée de La Réunion et transformer la colonie en département. Élu à l’Assemblée constituante, mon père et les autres adhèrent au groupe communiste sans en être membres. Dans ces conditions, le Parti communiste français veut, comme en Guadeloupe et en Martinique, créer une fédération à La Réunion. Dès mai 1947, on crée une organisation qui regroupe tous ces gens. La centrale parisienne m’enrôle dans le même temps dans la section coloniale parce que c’est toute l’Afrique dont il est question. Rappelez-vous qu’à l’époque, le PCF était le premier parti de France et avait beaucoup de parlementaires. J’ai ainsi participé à toutes les discussions, avec les représentants des colonies, qui ont abouti à la formation du Rassemblement démocratique africain, au congrès de Bamako. Le RDA a rayonné pendant toute cette période sur l’Afrique occidentale. Ses dirigeants étaient Sékou Touré (premier président guinéen – NDLR) et  (père de l’indépendance ivoirienne – NDLR).

En 1946, au cours d’une contre-manifestation menée par votre père à un rassemblement de l’opposition, votre principal adversaire est tué par balle, vous êtes accusé de meurtre et finalement vous écoperez d’une peine de prison avec sursis…
C’est interdit (la disposition de la loi de 1881 a été censurée par le Conseil constitutionnel en juin 2013 en réalité – NDLR) d’en parler – j’ai été amnistié – mais enfin, ce jour-là, vous aviez une droite surexcitée qui m’a impliquée dans l’affaire. Ce complot s’est terminé à Lyon avec ma libération immédiate et encore une fois, c’est mon père qui m’a aidé avec tout ce qu’il m’avait raconté. Lors de la reconstitution sur cet endroit en pente à Saint-Denis, tous les témoins, pour ou contre, me placent à un endroit, et la victime à un autre emplacement. Ce à quoi j’ai déclaré : « La balistique vous condamne. Là où je suis, pour le toucher au cœur, il faut qu’il n’y ait personne entre lui et moi, sauf que vous mettez toute cette foule. Comment aurais-je pu tuer quelqu’un avec ces gens autour ? » Cela a convaincu tout le monde. Ils ont compris que ce n’était pas possible.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net

Paul Vergès : « Qu’est-ce que je fais à 2 heures du matin dans le Poitou ? »

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Crédit : Patrice Normand –www.patricenormand.com

Le 20 avril 2015, CulturePolitique.net avait rencontré, pendant trois heures, le sénateur réunionnais, alors doyen de la Chambre haute. Aujourd’hui, à l’heure de sa disparition ce 12 novembre 2016, retour, en dix articles, sur un quasi-siècle de vie. Quatrième épisode : la guerre sur le terrain.

Avez-vous rencontré le général de Gaulle à Londres ?
On l’a vu dans des défilés, mais on n’avait pas de contact direct, non. Une fois qu’on est sortis de l’école, on va au cinéma voir Pour qui sonne le glas avec Gary Cooper. Juste après, un tableau, sur lequel il était écrit « Pour qui sonne le glas », listait ceux qui devaient partir le soir même. C’était encourageant, non ?! Une nuit, c’est mon tour avec trois autres. Compte tenu de mon rang de sortie, ils me considèrent comme le chef du commando. On part à quatre, on arrive sur la base, on part et les premières balles frôlent l’avion. Notre première réaction est la suivante : « Tu as vu ? Ils ne sont même pas fichus de nous atteindre ! » La procédure demeure toujours la même : l’avion opère un tour au-dessus de l’aire de lancement en forme de lettre morse donnée à l’aéroport pour que les gens d’en bas aient la confirmation que nous sommes Français.

Vous êtes parachuté au-dessus de Poitiers.
Il y a un fait qui m’a marqué. Quand le pilote dit « Go ! », le premier à sauter tient un crucifix. Encore aujourd’hui, je me demande comment ce catholique pratiquant, à quelques secondes d’un saut qui peut être un drame, peut-il penser à Dieu. Quand on arrive au manoir, on nous parle en anglais, car on a des uniformes britanniques, et je leur réponds : « Écoutez, on est tous Français et moi-même, je viens d’une île qui est très loin de la France, que vous ne connaissez pas forcément et qui s’appelle La Réunion. » Dans la foule, un capitaine de cavalerie réplique : « Si ! Moi, je viens de l’île Maurice. » Je me suis dit : qu’est-ce que je fais, à 2 heures du matin, dans le Poitou, avec un Mauricien ? Et on s’est congratulés.

« J’ouvre ma fenêtre et le premier type qui me salue est un soldat allemand. Étonnant, non ?!

Et le matin, vous vous réveillez et vous voyez un nazi passer le balai.
Le lendemain matin, effectivement, j’ouvre ma fenêtre et le premier type qui me salue est un soldat allemand. C’est étonnant, non ?! C’était en fait un prisonnier du maquis. J’ai 18 ans et je vois tous ces maquisards venus de toute la France, de toutes les catégories sociales, mais aussi tous ces Italiens et ces républicains espagnols, avec un seul point commun : ils sont tous plus âgés que moi, tandis que je dois les commander. Cela m’a posé un vrai problème, mais on finit par s’organiser et par fraterniser. Notre mission est simple : couper toutes les routes et saboter les chemins de fer avant l’arrivée de l’armée allemande, qui est dans le sud-ouest et qui s’apprête à remonter sur le front de Normandie. C’est la première fois que je vois des camarades se faire tuer devant moi. Un jour, près de Saint-Nazaire, Olivier Philip, fils du futur ministre André Philip, tient un poste et vient me rendre compte mais n’arrive pas à parler. Il m’explique, tétanisé, qu’il est arrivé au moment du bombardement et qu’un obus s’est planté à ses pieds sans éclater.

Justement, avez-vous eu peur pour votre vie à cette période ?
Un jour, du poste de commandement, j’observais les Allemands à la jumelle sauf qu’un tireur nous a repéré et nous a tiré dessus. C’est une tuile qui m’a sauvé la vie. Un autre aspect qui m’a permis de garder la vie sauve, ce sont les circonstances de la Résistance : quand les Allemands ont attaqué les Ardennes, nous avons été rappelés pour remonter sauf qu’ils m’ont convoqué dans le Poitou alors que j’étais déjà à Saint-Nazaire, si bien que mes camarades de promotion qui y étaient ont tous été tués.

Propos recueillis par César Armand – Tous droits réservés CulturePolitique.Net